Les affres de la pensée linéaire

OPINION. Le monde du management et du recrutement devrait réapprendre à librement penser et inventer, affirme Xavier Camby, directeur et associé fondateur d’Essentiel Management Conseil

Il existe une forme de non-pensée, dont souffrent beaucoup de nos belles entreprises et de nos très utiles organisations. Elle s’immisce et s’insinue, bénigne d’apparence, s’affublant de rationalité pour mieux nous bercer et nous endormir. Flattant habilement nos oreillers de paresse, elle vitrifie puis stérilise peu à peu ce qui pourtant est le propre de l’homme: notre aptitude à l’idéation utile, c’est-à-dire à la création.

On manque de connaître assez cette évidence: l’anthropocène débuta lorsque nous avons cessé de nous adapter à notre environnement, pour adapter celui-ci à nous-mêmes. Avec passablement de génie, souvent. Et beaucoup de maladresse aussi, notamment depuis deux siècles. Consciemment transformer notre environnement – ce qu’aucun animal ne sait faire – par les moyens de notre imagination et de nos intuitions nous est en effet réservé, en l’état actuel de nos connaissances. Si les animaux s’adaptent magnifiquement et interagissent sans cesse avec leurs écosystèmes, seuls leurs instincts les guident.

Notre capacité d’invention procède concrètement d’une stratégie biologique automatique, afin de toujours davantage préserver et économiser nos énergies, physiques comme psychiques. Notre cerveau travaille intensément pour convertir tous nos apprentissages, d’expérimentations en efforts, parfois longs et laborieux, en automatismes, réflexes ou routines.

Ce très bénéfique mécanisme hélas peut être pourtant biaisé. Est-ce par l’effet de ce profond conditionnement, au gré de nos longues études normativement étroites, où, pour être bien noté, il suffit de répéter, le moins mal possible, ce que le professeur déjà lui aussi répète depuis des années? Ou bien d’un encadrement de type militaro-industriel, où seuls quelques-uns pensent pendant que le plus grand nombre exécute «sans réplique»? Ou encore par l’effet d’un grand nombre d’interdits familiaux ou sociaux?

Monolithes de la non-pensée

L’apathie créative qui en résulte se traduit de plus en plus souvent par d’idéocratiques et déshumains arguments: «on a toujours fait comme ça»; «pourquoi changer»? Dans les cas sévères – endémiques dans certaines de nos entreprises –, cette pensée linéaire se montre très toxique: des gens réputés intelligents s’aveuglent eux-mêmes et n’acceptent plus de la réalité que ce qui exclusivement confirme leurs croyances antérieures… Et ne voient donc plus et seulement que ce qu’ils croient!

A titre d’exemple: un objectif fixé pour le futur (donc une projection, dans un temps qui n’existe pas encore) deviendra impératif, plus vrai, plus intangible, plus consistant que la réalité – pourtant incessamment variable! Une fausse méthode motivationnelle, réputée rationnelle bien qu’à base de menaces et d’incentive, exclura toute invention et toute éventuelle alternative non chiffrée. Le sur-contrôle – qui ne produit jamais aucune valeur ajoutée ni richesse – prend sa source toxique dans la surfinanciarisation de l’économie. Et se montre parfaitement insensible à l’intense destruction de valeur humaine et sociale, écologique ou climatique… qu’elle génère pourtant!

C’est ainsi que, n’acceptant du monde réel que ce qui confirme leurs croyances antérieures (trop souvent en forme de dénis de réalité), les extrémistes de tous poils, les intégristes de toute forme (collectivistes, ultraécolos ou néolibéraux pareillement) comme les complotistes s’autoalimentent, de dialectiques invincibles en rhétoriques parfois criminelles. Monolithe de la non-pensée, ils se montrent alors incapables de la moindre autonomie intellectuelle et les injonctions répétées à «sortir du cadre» leur restent parfaitement inaudibles.

Cette non-pensée linéarisée, normative, fabriquée et mondialisée, au-delà des catastrophes climatiques et écologiques qu’elle engendre, n’expliquerait-elle pas le décrochage scolaire (25% de nos enfants en Europe), l’échec professionnel systématisé (dès 45 ans) et l’exclusion sociale généralisée (25% aussi de la population états-unienne…)? Que faire alors?

L'humilité, magnifique culture de l'ignorance

Il y a 2600 ans, Lao-Tseu, qui reçut longuement Confucius dans son extraordinaire bibliothèque, établissait que «celui qui croit savoir, même une seule chose, ne peut plus rien apprendre». Deux siècles plus tard, le fondateur de la philosophie occidentale affirmait cette vérité première et essentielle: «La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien.» Loin des pédantismes appris ou des arrogances diplômées, ne serait-il pas désormais urgent pour notre monde de réapprendre et de s’inspirer de cette magnifique culture de l’ignorance qu’on appelle l’humilité?

Le monde du management et du leadership, plutôt que d’emprunter et imposer chaque nouvelle mode aussi éphémère et théorique que souvent brutale – un méchant feed-back en forme de sandwich indigeste, le mentorat d’obligation, une gestion normative des talents (sacré paradoxe), les assessments détestés… –, ne pourrait-il pas réapprendre à librement penser et inventer? C’est ainsi qu’en effet furent concrètement élaborés les objectifs collectifs auto-déclarés, les entretiens d’évolution et/ou de collaboration, les comités de décisions… Loin, très loin des impasses de la pensée linéaire et avec humilité, il nous reste donc tout un monde à recréer! C’est exaltant!

https://www.letemps.ch/opinions/affres-pensee-lineaire

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