Entreprendre sans risque ? Une injonction paradoxale…

OPINION. Les modes s’enchaînent en matière de leadership au sein des organisations, avant de souvent tomber dans l’oubli. Celle qui consiste à nous pousser à l’esprit d’entreprise tout en cultivant la peur de l’échec interroge…

Les modes démodent, c’est leur nature même. Elles apparaissent, enflent puis trépassent, chassées par une autre ou sous l’effet de leur inconsistance. Certaines nous laissent parfois un beau souvenir, en forme d’icône – l'Aston Martin DB5 de James Bond ou la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent. Le plus souvent cependant, leurs immenses rebus encombrent nos caves, nos greniers ou nos armoires, les brocantes et les déchetteries d’Europe ou d’ailleurs, d’objets périmés parce qu’inutilisés, constituant les preuves échouées mais concrètement accusatrices d’une irresponsable gabegie généralisée.

Nos belles entreprises ou nos efficaces organisations n’échappent pas à cette « modification » des comportements et des dépenses. S’y succèdent, portées par des mots étranges ou des concepts abstraits, en vagues successives ou en marées envahissantes, des théorèmes impératifs et des croyances fugaces, un peu comme les « must have » éphémères d’une gouvernance provisoirement éclairée mais versatile.

A titre d’exemple, certaines théories d’un introuvable leadership s’égrènent en litanies d’adjectifs ou d’épithètes abstrus : le leadership est transformationnel, paradoxal ou inclusif – exclusif constituerait un méchant oxymore – on nous propose un self-leadership (?) ou encore un autre, inspirationnel – c’est mieux qu’expirationnel – et même récemment, en attendant qu’il devienne végan, un bio-leadership… Des méthodes « démocratiques » ou agiles se veulent « libérer l’entreprise » et prétendent la désadministrer, en dépit de leurs processus d’injonctions complexes, couteuses et contraignantes, comme de leurs marques déposées ou de leurs labels facturés. D’autres encore veulent tout normer et ré-enchanter, imposant un « bonheur au travail » pasteurisé, sous l’égide d’un « Chief Happiness Officer » auto-proclamé et champion d’une empathie prétendue universelle, car apprise à l’université…

Certaines de ces modes managériales elles aussi produisent parfois un éventuel résultat remarquable. Le plus souvent, elles ne font pourtant que saturer ou combler d’abyssales oubliettes financières et comptables de formations inopérantes, de projets aussi nombreux qu’inachevés et de procédures en forme d’impasses organisationnelles. Cet immense gaspillage obère nos résultats opérationnels, consomme nos temps utiles et démotive les meilleurs d’entre-nous.

« Être dans le vent est une ambition de feuille morte » observait le philosophe Gustave Thibon. En deçà de ces modes prohibitives, périphériques et superficielles, bien plus profondément au sein de nos organisations, s’affrontent deux cultures antagonistes – dont nos modes fugaces ne constituent qu’une partie émergée.

C’est essentiel à toute vraie gouvernance : laquelle des deux cultures vais-je entreprendre de promouvoir et de développer ?

Vais-je m’arcbouter sur des objectifs de gains, projetés dans un futur incertain, pourtant devenus à mes yeux plus intangibles que la réalité ? Ne vais-je agir qu’en l’absence de tout risque, visant le seul profit certifié ? Ne vais-je considérer l’autre qu’en tant que concurrent, à dominer, à absorber ou à éradiquer ? Vais-je imposer une organisation normative, où c’est à la personne humaine de s’adapter – sinon de se démettre ? Vais-je vouloir imposer mon argumentation rationnelle comme la seule vérité visionnaire, à grand renfort de chiffres, de slides et d’interminables séances ? Ne serait-ce pas là culture du contrôle permanent ?  Celle de la défiance systématisée et du soupçon généralisé ?

N'aurai-je pas plutôt avantage à favoriser un réalisme adaptatif, fondé sur l’inventaire permanent des opportunités émergeantes, dans un monde changeant ? Ne suis-je pas capable d’admettre le risque d’une perte acceptable, propre à tout véritable projet ambitieux ? N’ai-je pas intérêt à créer et à développer des partenariats, loin de tout esprit de concurrence et de prédation ? Mon organisation saura-t-elle s’adapter en permanence – comme tout ce qui vit – afin d’y accueillir et d’y retenir la plus grande densité et la meilleure diversité possible de vrais talents ? Vais-je simplifier, plutôt que tout vouloir régir et décider, normer et contrôler, jusque dans les plus médiocres détails ? Vais-je écouter vraiment, afin de générer une vision partagée, favorisant la dynamique d’une adhésion contagieuse, plutôt que parler sans cesse, pour tenter de convaincre ?

Si l’organisation de nos communautés laborieuses demeure indispensable, la financiarisation de nos entreprises, dans tous ses excès depuis 30 ans – devenue bien trop peu économe de nos vraies ressources – se fonde en fait sur la peur, la crainte ou l’angoisse, inconscientes d’elles-mêmes mais gravement conséquentes : celles de l’échec… Qui entrainent l’échec.

Un paradoxe nous harcèle donc désormais chaque jour : la contrainte sécuritaire permanente en face de l’injonction répétée, sous forme de décrets, illusoires mais péremptoires, voulant nous obliger à l’entreprenariat et à l’audace, sans aucun risque !

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